CHÈRE,

Mes draps ventouses solidifient mes bras. Il est presque sept heures quarante. Le réveil sonne par-dessus les miaulements de Lucy, qui prolongent mon rêve. J’oublie de secouer mon corps, mes yeux se regardent dans le miroir, et je saute dans la douche. Huit heures vingt. Les portes de la station « Shark » m’aspirent dans leur spirale déroutante ; je suis prête à enjamber les rampes, faire abstraction des zombies, me faufiler au dernier appel keffieh au vent. Pourtant, je manque le métro, or que tout fonctionne, Tanya Tagaq dans mes oreilles, l’odeur du shampoing Shea Moisture, le sourire de la dame, tout semble fonctionner. Des personnes en situation d’itinérance, que je croise souvent, à qui je souris parfois, observent ma démarche robotique, je n’ose pas soutenir la paix dans leur expression. Je n’arrive pas à les regarder. J’ai honte. Je suis en retard.

La voix familière des wagons annonce « Fish »

J’arrive à la salle d’attente du deuxième étage. Je patiente, rêve de me faufiler sous les portes. L’isolation ne le permet pas. Il fait chaud. J’imagine, la chaleur des mots qui sort de leur bouche, et la compare à la glace de mes propres pensées, la fracture entre ces deux mondes. Il est neuf heures.

-       Allo, comment ça va aujourd’hui ?

Il y a un tableau aux tons mi-évocateurs mi-artificiels à ma gauche. On peut voir un pont en bois couché sur l’eau irradiant la rosée matinale. La présence de ma psychologue m’effraie ; sa concentration univoque, le poids de son regard, l’analyse qu’elle fait de mon ancrage ou la rigidité de ses mains — pourquoi elle me fixe ? Pourquoi je déglutis sans cesse ?  

-       J’vais bien !

Vraiment ? En pleine noyade, œil dans rétine, je rétorque :

-       Pt’être ! Que j’vais bien.

Elle répond *rassurante*

-       Nous pouvons commencer par parler de ta semaine. Qu’est-ce qu’il s’est passé depuis la dernière fois ?

*regard vide*, je siffle :

-     Hm, c’est la rentrée, j’ai beaucoup de choses à gérer. J’dois déménager avant le 1er octobre, un peu stressant… Enfaite, on a pris beaucoup de temps à trouver un appartement, c’est la crise du logement, pas beaucoup d’appart pour trop de monde. Sinon, rien de spécial, je ne sais pas vraiment comment je me sens…c’est normal ?

-       Oui ! Tout à fait ! Parfois, nos cerveaux se mettent sur pause, *se gratte le frond* ça nous permet de se protéger, de cultiver nos émotions, *tousse* si tu devais décrire ce non-sentiment, de quelle couleur serait-il ?

 C’est l’attente du soleil, le retour de son étrange clarté.

Le non-sentiment est orange, ou bien jaune. Dis-je *mal à l’aise*.

-       Intéressant, est-il plutôt orange ? Ou plutôt jaune ?

-       Parfois orange, parfois jaune.

-     Parfait, affirme-t-elle *ferme son cahier*, on peut commencer la séance de E.M.D.R.*en articulant chaque lettre* Comme je t’ai dit la semaine dernière, l’EMDR c’est un peu comme l’hypnose, mais plus contrôlé. Pendant la séance, tu poses tes mains sur la table, puis tu fermes les yeux. Progressivement, j’vais tapoter sur l’dos d’tes mains, et tu pourras répondre à mes questions, ou me raconter tes impressions, ce que tu ressens. Ça peut être intense parfois, alors, n’hésite pas, si tu veux une pause. T’es prête ?*inspiration*.

*** 

Mon corps s’endort. J’atterris dans un vaste champ d’orge. Une voix marmonne :

Aayo nenne, nenne nenne tuuti

Ku may naral nenne

Sama nenne tuuti

Yobbul ma ko parcelle

Parcelle de me quo bot

Se me ganaaw nenne

Pour mou nelaw aayo

Nenne nenne tuuti

 

On commence. Des lanternes s’illuminent, je vois maman danser les mains sur le ventre. Elle pleure. J’admire cette femme qui m’a mise au monde. Son corps se mélange avec le sol ; la vision trouble, je perçois un sourire quelque part sur son visage. C’était la première fois qu’elle osait montrer ses fossettes. Maman boude souvent, parce que la vie ne lui a jamais demandé son avis. La vie a roulé sur elle sans prévenir, alors maman a roulé sur les autres, obligée de prolonger le mouvement. La robe virevolte de gauche à droite, puis de droite à gauche. Des percussions accompagnent son piétinement rythmique. La robe est une partenaire cruciale, elle souligne ses phrases. Quant à eux, ses pieds préservent l’équilibre du corps, à l’aide des genoux menant la marche.

Elle est Belle ma mère.

Belle comme l’automne, Belle comme la pleine lune, Belle comme un hérisson, Belle comme l’attente, Belle comme le crépuscule, Belle comme un bourgeon, Belle comme Belle, Belle comme comme.

-        J’peux pas continuer, j’suis désolée, j’me sens pas bien

-        C’est pas grave ! On continuera la prochaine fois ! *note dans son cahier*

Je retourne à la station « Fish ». Je me souviens du visage de Maman, son sourire dans ce champ d’orge, je me retiens de pleurer. Il ne faut pas pleurer, pas devant tout le monde, encore moins devant toi. J’arrive à « Shark ». À la semaine prochaine. Je passe les portiques à contresens, poussée par le couloir d’air du métro, puis j’accote mon sac sur un banc métallique pour récupérer mon téléphone au fond de celui-ci. Mon regard se fige. Je distingue un homme derrière la vitre. Il dort paisiblement sur le sol bétonneux: bonnet sur les yeux, veste en guise de couverture. Le soleil brille sur sa peau couleur café. Mon téléphone tombe à terre. J’essaye de le ramasser d i s c r è t e m e n t peur que quelqu’un me voie l’épier l o n g t i m e a g o la dernière fois que j’ai vu autant de douceur dans un visage. Je me relève comme si de rien n’était, comme si rien n’avait changé, comme si un homme ne dormait pas sur le bitume, comme si le froid n’atteignait pas ses os. Pour l’instant, je dois rentrer chez moi, faire semblant pendant qu’une mère danse dans ma tête.


*Photo couverture (métro) libre de droit par Airam Dato-on : https://www.pexels.com/fr-fr/photo/un-voyageur-avec-un-sac-a-dos-rouge-dans-une-station-de-metro-de-londres-28763110/

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