MYCÉLIUM

Andréa Arnold, cinéaste britannique, est de retour avec son quatrième film Bird (Arnold, 2024). Cette œuvre explore le dispositif poétique, et le point de vue au féminin que la réalisatrice avait déjà mis en place dans ses films Red Road (Arnold, 2006), Fish Tank (Arnold, 2009), ou American Honey (Arnold, 2016).  Nous suivons le personnage de Bailey, fille de 12 ans, qui vit avec son père monoparental, Bug, ainsi que son frère Hunter au sein d’un squat. L’histoire se déroule au nord de Kent en Angleterre. L’intrigue est lancée par l’annonce de mariage du père à sa fille. Bailey, contrarié par cette nouvelle, s’enfuira durant la nuit. Elle fera alors la rencontre d’un être spécial qui déstabilisera l’ordre établi.

En premier lieu, on remarque une forte hybridité artistique qui s’imbrique le long du film. Arnold à la hauteur d’une cheffe d’orchestre mêle danse, poésie, musique afin de créer une partition filmique qui s’autonomise au fur et à mesure. Nous savons que la cinéaste britannique n’est pas à son premier coup d’essai. Déjà dans Fish Tank (2009), ou American Honey (2016), elle utilisa le médium de la danse ou de la musique populaire afin de créer des espaces propres aux personnages faisant face à une dure réalité sociale. Dans Bird (2024), elle nous revient avec ce même dispositif, à un niveau supérieur.  Notre critique analysera en quoi la musique, la poésie, et la danse sont pertinentes dans l’œuvre filmique, et comment cette hybridité transcende les sens du ou de la spectateur·trice.

Tout d’abord, cette hybridité n’est pas anecdotique, ou simplement formelle. Elle dépasse le cadre filmique pour rejoindre l’espace réel, celui du ou de la spectateur·trice. Pour y parvenir, le film développe des univers autres, des « hétérotopies » (citer f) selon les termes de Foucault. Selon la pensée du philosophe, les « hétérotopies » sont « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables » (Foucault 1967, 46-47). Elles se caractérisent telles des utopies concrètes fonctionnant de manière autonome; bien que ces espaces soient situés dans nos sociétés, ils n’en font pas partie pour autant. Les spectateur·trices expérimentent ces « hétérotopies » à travers les personnages et les lieux du film Bird (2024) par le biais de l’hybridité artistique. En effet, les personnages vivent dans un squat – lieu en marge où les habitant·es n’ont normalement pas le droit de résider. La mise en scène du squat est loin des visions conventionnelles que l’on peut avoir d’un logement décent. On peut y voir des bâches en guise de rideau, des sacs de couchage en guise de couverture, et des substances illicites sur la table de la maison familiale à côté de jeunes enfants. Toutefois, cet espace en marge reste le lieu de vie de nos personnages; malgré la surcharge d’objets, et de matériaux en tout genre, le film crée un point de vue poétique sur ce qu’on pourra qualifier de « misère ».  Cette hétérotopie, comme tous les mondes, est régie par un ensemble de règles, et la musique en fait partie. Bird (2024) mise sur une culture musicale essentiellement britannique, intergénérationnelle, autant populaire qu’alternative. Les scènes sont accompagnées de musique drill contemporaine, et de musique rock ou punk. Ces musiques sont à la fois intra et extra diégétiques. Les personnages les chantent parfois en cœur, dansent sur leurs rythmes effrénés d’autres fois. Ces espaces musicaux traduisent leurs réalités, ou intériorités. Par exemple, à plusieurs moments du film, nous voyons Bailey avec son père Bug sur une trottinette électrique. Iels parcourent à toute vitesse les rues de la ville d’un point à un autre, souvent pour rejoindre le squat. Ces scènes sont significatives, car la trottinette électrique devient une hétérotopie en soi, un lien entre le père et sa fille, et le frère plus tard dans le film. Les parcours en trottinette sont accompagnés d’une bande sonore extradiégétique, forte d’un point de vue sonore et entrainante d’un point de vue rythmique. Le film essaye de traduire au mieux la réalité culturelle des personnages, notamment avec des musiques autant populaires qu’alternatives. On entend à plusieurs reprises du drill britannique comme No Fibz (SV, 2020), ou des chansons populaires comme Up the Flats (Gemma Dunleavy, 2020). La musique n’impose pas un discours au film, mais clarifie les états d’âme des individus. C’est un dialogue implicite qui finit par habiter le corps des personnages.

En effet, le concept d’hétérotopie est aussi valable au niveau du corps. Pour filer davantage la pensée de Foucault, nous nous pencherons sur ce que dit le philosophe dans son texte Le Corps Utopique sur sa vision du corps: « il [le corps] a, après tout, lui-même, ses ressources propres de fantastique; il en possède, lui aussi, des lieux sans lieu et des lieux plus profonds » (Foucault 1966). Dans le film Bird (2024), le corps est lui aussi habité de ses propres fantasmes, de sa magie, et de ses secrets. Le médium de la danse, à l’aide d’une caméra à l’épaule tremblante le long du film, traduit ce besoin viscéral de sortir du cadre normatif dans lequel les personnages sont enfermés. Le style de la direction photo expérimental et les mouvements de caméra rappellent le cinéma direct québécois misant sur la proximité entre caméra et sujet. On peut parler de docufiction dans la mesure où la fiction se mêle aux codes du documentaire de manière formelle. Le personnage allégorique Bird, que Bailey rencontrera dans la première moitié du film, incarne le médium de la danse. Dès sa première apparition dans le champ où Bailey a passé la nuit, Bird explore les limites de son corps mi-animal, mi-humain. Il sautille, se roule par terre, s’approche, s’éloigne, et se perche en hauteur. Nous sommes déstabilisés par la performance physique de Bird qui se désarticule dans le cadre filmique. Ces performances font écho à la danse contemporaine, qui mise sur une poétique du corps basée sur nos émotions plus ou moins abstraites, ou sur les éléments – naturel ou animal – qui composent notre univers.  En danse contemporaine, le corps s’exprime librement; c’est un langage à part entière. La valeur des plans s’adapte à la chorégraphie des personnages, car cinéma, poésie et danse sont intrinsèquement liés chez Arnold. Bird, allégorie de la liberté, sera souvent en contre-plongée pour caractériser sa nature animale, tel un oiseau prêt à s’envoler. Il n'est assujetti ni au scénario ni aux mouvements de caméra qui peinent à le suivre. Il inspire Bailey par sa liberté, et son originalité. Le film ne se contente pas de montrer les évènements, mais il nous les fait ressentir au plus profond de nous. La danse, tout comme la musique, lient les individus en un groupe. La dernière scène du film est accompagnée d’une musique country – seule musique non britannique. C’est le mariage de Bug et Kaitley, tout le monde danse sur Cotton eye Joe (Rednex, 1994), et réalise la chorégraphie connue de tous·tes. Les personnages malgré la misère qui les entoure, trouvent espoir et paix dans la force de l’unité à la fois filmique, mais aussi dans celle du groupe. L’hybridité artistique présente dans le film agit comme un liant. C’est un réseau communicationnel qui, tel le mycélium, connecte différents éléments disparates. Arnold expérimente l’essence du zeitgeist – l’ère du temps – dans son film grâce à la musique, la poésie et les autres arts. La cinéaste et son équipe donnent une voix aux personnages, comme le témoignent les vidéos prises directement par le téléphone de la protagoniste Bailey, projetées avec un ratio 16 : 1 – imitant celui d’une story sur les réseaux sociaux.

Enfin, la poésie s’invite partout chez Arnold. Nous connaissons la sensibilité de la cinéaste pour les animaux, notamment par le biais de sa filmographie incluant chevaux, vaches, chiens, abeilles, etc. Les personnages d’animaux sont tout aussi importants que les humains, et tout humain s’attaquant à eux sera châtié par la suite. Par exemple, le beau-père – copain violent de la mère de Bailey – disparaitra sous les griffes de Bird sachant qu’il a essayé de tuer le chien familial qui reviendra fièrement par la suite.

Bird (2024) s’inscrit nettement dans la plume d’Arnold entre réalisme et magie. La cinéaste brouille les frontières existantes pour en créer des nouvelles à partir d’une multidisciplinarité artistique. Elle manie avec brio son dispositif filmique sans trop l’user pour autant. Elle s’actualise à chaque fois pour dépeindre au mieux la réalité de ces personnages afin de ne pas parler à leur place. On le voit au générique de fin, qui montre les coulisses, vidéos et photos du tournage, montrant une certaine complicité entre les différents acteur·trices, et le lien réel qu’iels entretiennent avec le médium de la musique, celui de la danse, et de fait celui de la poésie du quotidien.

M.J


Bibliographie

FOUCAULT, Michel. 1966. « Le corps utopique ». Conférence radiophonique sur France-Culture.

FOUCAULT, Michel. 1967. « Des espaces autres ». Conférence au Cercle d’études architecturales. Architecture, Mouvement, Continuité, no 5, 46-49. https://foucault.info/documents/heterotopia/foucault.heteroTopia.fr/ 

Filmographie

American Honey. 2016. Réalisation de Andréa Arnold. Royaume-Unis. Film4.

Bird. 2024. Réalisation de Andréa Arnold. Royaume-Unis. BBC film.

Fish Tank. 2009. Réalisation de Andréa Arnold. Royaume-Unis. UK film council.

Red Road. 2006. Réalisation de Andréa Arnold. Royaume-Unis. BBC film.

Photographie

Photo de ArtHouse Studio: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/mer-nature-nuages-brouillard-4581231/

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